Séverin Guibesongui N’Datien, docteur en droit des télécoms et DG de ICT Consulting, pense que les Etats et les régulateurs des télécommunications doivent adopter la co-régulation, c’est-à-dire la prise de décisions, et même de sanctions, de concert avec les opérateurs du secteur. Entretien avec Beaugas-Orain Djoyum pour le magazine Réseau Télécom Network.
Dans un contexte où les technologies avancent à une vitesse impressionnante, quels sont aujourd’hui les défis majeurs de la régulation en Afrique ?
Séverin Guibesongui N’Datien : Je dirai que mon regard est double. Il y a dans les pays francophones, une ère qui vient de prendre fin maintenant. Il y a une nouvelle ère qui s’ouvre. Avec la transposition des nouvelles directives dans les pays de la CEDEAO, il y a un nouveau cadre juridique institutionnel applicable aux autorités de régulation. Je donne un exemple : dans l’espace francophone, la plupart des autorités de régulation avaient quasiment la nature juridique de sociétés d’Etat avec des conseils d’administration simples. Aujourd’hui, ce sont des autorités administratives indépendantes. Du moins, c’est ce qu’il y a dans les pays de CEDEAO. En Afrique centrale, c’est une tendance qui arrive. C’est ce que nous souhaitons d’ailleurs.
Concernant l’Afrique de l’Ouest, il y a déjà des actes additionnels de la CEDEAO sur les télécommunications qui ont été transposés très récemment. C’est pourquoi, j’ai parlé de deux regards : le premier regard sur l’autorégulation, qui était un échec. Il n’y avait pas de régulation réelle, donc il y avait une assistance du marché. Les autorités de régulation se comportaient quasiment comme des spectateurs du marché. Aujourd’hui, avec la transposition des actes additionnels ou avec leurs nouvelles missions de régulateur, elles ne devront plus se contenter d’être spectatrices. Elles devront non seulement réguler le marché, mais surtout instituer un mécanisme de corégulation avec les acteurs du secteur, notamment les opérateurs.
Cela veut dire que dès l’instant où une autorité de régulation doit prendre une décision, elle doit d’abord consulter les acteurs du secteur. Ceci afin que les décisions du régulateur soient facilement applicables. C’est la corégulation, c’est-à-dire la concertation des acteurs du secteur. C’est toujours le régulateur qui prend la décision. Mais il y a toujours cette concertation préalable. Tout comme ceux qui prennent la réglementation, c’est-à-dire les Etats, les ministères doivent consulter les autres acteurs du secteur, c’est-à-dire les régulateurs et les opérateurs. De sorte à ce que le texte pris réponde au besoin du marché et soit un texte qui arrange également les trois parties. La mission spécifique des régulateurs en espace francophone tend donc vers un organe quasi juridictionnel. Ce qu’il n’y avait pas à l’époque lorsque il s’agissait de sociétés d’Etat. Cela veut dire que désormais, il y a des conseils de régulation.
Comment fonctionneraient donc les régulateurs dans ce contexte ?
SGN : Je prends l’exemple s’inspirant de l’ARCEP en France. Ici, vous avez un conseil de régulation constitué de personnalités expertes qui sont désignées pour une période bien précise avec une direction générale. C’est la tendance aujourd’hui. Les actes additionnels de la CEDEAO demandent que les autorités de régulation soient des autorités qui revêtent une nature juridique d’autorité administrative indépendante, c’est-à-dire qu’elles soient indépendantes. Quand on parle d’indépendance, c’est une indépendance financière, structurelle et de fonctionnement. L’une de leur mission en premier ressort c’est le règlement des litiges. C’est un enjeu fondamental.
De quel genre de litiges s’agit-il, opérateur-régulateur ou opérateur-client ?
SGN : Il s’agit de tous les litiges relatif au secteur des télécommunications et des TIC, litiges d’interconnexion, litiges d’interprétation des textes, tous les contentieux de droit privé qui peuvent avoir chez les acteurs sur l’accès, la normalisation, etc. Ils sont désormais portés devant les conseils de régulation qui fonctionnent comme une structure quasi juridictionnelle. Celle-ci rend les décisions qui ne sont susceptibles de recours désormais que soit devant la Chambre administrative de la Cour suprême ou devant la Cour d’appel, selon la nature du contentieux.
Ici, l’intérêt c’est de permettre un désengorgement des tribunaux classiques et de permettre à des instances spécialisées de pouvoir résoudre les litiges de façon préalable. Ce sont les décisions d’autorité administrative susceptibles de recours devant les autorités ci-dessus mentionnés. C’est le premier ressort. C’est une innovation importante en matière de régulation. Nous pensons que cela devrait permettre au régulateur d’être au-dessus, parce que dans le secteur des télécoms, ce qui est important, c’est la triple séparation des fonctions. La fonction de celui qui fait la réglementation, l’Etat et les ministères, la fonction de celui qui applique la réglementation, l’autorité de régulation ; la fonction de ceux qui font l’exploitation, ce sont les opérateurs. Ces trois fonctions sont distinctes. Il y a une collaboration entre les trois.
Mais, on constate parfois que les uns outrepassent leur fonction…
SGN : Le régulateur ne doit plus être opérateur. On a malheureusement constaté ce problème à une époque. Cela n’existe plus vraiment. Il y avait l’interventionnisme direct. Par exemple sur le service universel des télécommunications et TIC. Dès l’instant où le régulateur opère en installant la fibre optique, il devient opérateur. Les exploitants sont des opérateurs privés. Certains régulateurs ont cette difficulté, parce qu’il y a encore cette réminiscence de ce que le régulateur se prévalait le droit de s’occuper du service : mais de quelle partie du service universel ? De son financement ou de sa mise en œuvre ?
En matière de service universel, le régulateur doit identifier les besoins du marché. Et un autre acteur doit prendre le relais pour combler ces besoins et les mettre en œuvre. Dans certains cas, comme en Côte d’Ivoire, il y a une Agence nationale du service universel des télécommunications qui s’occupe de tout ce qui est déploiement de fibre optique, qui s’occupe également de tout ce qui est équipement et service universel comme l’e-santé, l’e-éducation, etc., dont les populations ont besoin. Il n’y a pas que les infrastructures.
Dans le cadre de la corégulation, l’opérateur n’est-il pas moins sous pression, dans la mesure où il sait qu’il sera impliqué dans la prise de la sanction finale ?
SGN : Je pense le contraire. Simplement parce qu’à l’époque il n’y avait pas ce mécanisme de corégulation. Il y avait une défiance totale entre les opérateurs et les régulateurs. Dans mes fonctions antérieures de directeur adjoint du cabinet du ministre en charge des Télécoms, pendant des années, nous avons eu à régler au ministère des litiges entre régulateurs et opérateurs. Simplement parce qu’il y avait une défiance ou une mauvaise compréhension mutuelle des décisions prises.
Pour régler cela, c’est la consultation et l’application des textes. Il y a un élément très important que je me plais à dire aux opérateurs, c’est que la régulation ce n’est pas l’application stricto sensu de la loi et des textes réglementaires. C’est aussi une adaptation permanente du cadre juridique. Dans cet effort d’adaptation permanent au cadre juridique, le régulateur doit pouvoir consulter les opérateurs. Dans la plupart des pays francophones, c’est maintenant qu’ils ont de nouvelles lois sur les télécommunications. Dans les années 95, il n’y avait pas un mot sur Internet dans les textes de régulation. Dès l’instant où la 3G apparaît, il y a des besoins spécifiques de réglementation. Si le régulateur n’essaye pas d’avoir une approche plus pragmatique avec les acteurs du secteur, vous conviendrez qu’il y aura toujours des mésententes, parce que vous voulez appliquer une règle qui n’est plus adaptée ou qui ne prend pas en compte certains pans assez importants de l’évolution technologique ou de la réalité technologique.
D’où la corégulation que vous encouragez…
SGN : Les directives européennes de 2002, mises en œuvre dans tous les pays de l’Union européenne au plus tard en 2005, ont institué les mécanismes de corégulation. Cela a marché. Prenons le cas du roaming. Les opérateurs en UE étaient farouchement opposés, mais finalement, il y a eu un règlement européen en 2007 qui a permis de plafonner les tarifs roaming, les tarifs de réception ou les tarifs d’émissions d’appels à l’intérieur de l’espace de l’UE. Parce qu’il y a des concertations, cela a bien fonctionné. Dans l’espace intra-communautaire de l’UE, le plafonnement existe. Et aujourd’hui, ils vont vers la suppression des tarifs de réception à l’intérieur de l’UE, alors qu’à l’époque beaucoup d’opérateurs indiquaient que c’était contraire aux accords généraux sur le commerce. La concertation avait permis d’avoir un premier compromis qui était le plafonnement, tout en permettant aux opérateurs d’avoir des marges à l’intérieur du plafond et ne pas faire des marges à 200%. Aujourd’hui, avec le nouveau cadre juridique, on demande aux opérateurs des pays francophones de l’Afrique de consulter les opérateurs lorsqu’ils veulent prendre des décisions.
Quel exemple précis de corégulation peut être spécifiquement appliqué en Afrique ?
SGN : Sur la portabilité des numéros par exemple, le régulateur prend une décision sur la portabilité des numéros qui est un principe prévu par les lois. Avant de prendre une décision, il faut consulter les opérateurs pour s’assurer que le marché est arrivé à une certaine maturité. Il y a le principe, mais il y a l’opportunité de la décision. Si la décision est prise, il faut qu’elle tienne compte de la réalité de la maturité du marché et qu’elle tienne également compte des habitudes de consommation du public. En Afrique, nous avons un parc d’abonnés prépayés, alors qu’ailleurs c’est un parc d’abonnés post-payés qui est plus important. Nous avons également la pluralité des cartes SIM selon qu’on ait trois ou quatre opérateurs. Ces réalités doivent permettre de se demander quelle est l’opportunité d’instituer la portabilité, quel est l’avantage du consommateur. C’est pour cela que l’on demande que les sujets que l’on veut obliger à implémenter un service soient consultés.
Combien de pays en Afrique pratiquent cette corégulation ?
SGN : C’est déjà une obligation communautaire au niveau des quinze pays de la CEDEAO. Les trois acteurs sont séparés dans leurs attributions, mais ils sont amenés à collaborer. C’est une séparation fonctionnelle et souple comme le diraient les constitutionalistes. Ce n’est pas parce qu’on vous donne des attributions séparées qu’elle est rigide et que vous n’allez pas collaborer. C’est ce que je dis parfois aux régulateurs et aux Etats, parce qu’on a parfois des ministères qui disent que « c’est nous qui faisons la réglementation », mais ce pouvoir ne veux pas dire qu’il faut faire fi des profits du secteur pour lequel vous allez prendre une réglementation, parce que cela peut vous amener à évoluer. Pour les coûts des licences, cela permet de ne pas avoir des coûts artificiellement élevés ou minorés. C’est à l’avantage de celui qui prend les textes de lois et des opérateurs. Cette collaboration est bénéfique pour le secteur.
Pour améliorer la qualité des services offerts aux populations, êtes-vous pour un régulateur qui sanctionne ou pour un régulateur conciliant ?
SGN : Cela correspond aux méthodes de régulation qui existent dans les pays francophones. Les régulateurs se contentaient de marchander des parts avec les opérateurs et où les opérateurs n’appliquaient aucune règle. Il n’y avait aucune sanction. C’était monnaie courante dans les pays francophones. Dans les anciens textes juridiques, les sanctions étaient tellement faibles que les opérateurs préféraient violer la règle et payer les sanctions. Aujourd’hui, dans plusieurs pays, spécifiquement en Côte d’Ivoire qui n’est pas loin du cas de la France, les sanctions dissuasives sont prévues à raison de 3% du chiffre d’affaires en cas de violation du cahier des charges. C’est une sanction qui fait mal. Mais très souvent, c’est ce langage-là que les opérateurs entendent souvent. C’est dissuasif. En cas de récidive, l’opérateur est sanctionné à raison de 5% du chiffre d’affaires. C’est la peur du gendarme qui est le début de la sagesse. Cela peut permettre aux exploitants de respecter davantage la loi. Un texte règlementaire n’a de portée que s’il est respecté ou s’il institue lui-même les mécanismes de son propre respect. Et le mécanisme de son respect c’est la sanction, s’il n’y a pas de sanctions, alors sa portée devient nulle. Par contre, les régulateurs ne peuvent pas prononcer des sanctions pénales qui sont du ressort des juges de droit commun. Le régulateur n’est pas une juridiction, il peut retirer la licence ou prononcer des sanctions pécuniaires.
L’un des principes en matière de régulation, c’est la proportionnalité de la décision. La décision doit être proportionnelle à la faute qui a été faite. C’est important. Ce que je peux dire, c’est que les régulateurs dans l’espace francophone apparaissent dans leur nouvelle version qui est récente. Il y a un ou deux ans qu’ils ont revêtu la nature d’autorité administrative indépendante et qu’ils ont des conseils de régulation fonctionnant avec des pouvoirs quasi juridictionnels. Les sanctions ont aussi été renforcées, car celles des années 1995 à 1998 étaient d’un à deux millions de francs CFA.
Dans certains pays, les consommateurs se plaignent des complicités entre le régulateur et les opérateurs. Leur argument : le refus de sanctions malgré la mauvaise qualité de service. Commentexpliquez-vous cela ?
SGN : C’est moins de la complicité que du laxisme. Prenons l’exemple sur la cybercriminalité. Lorsque nous faisions des colloques sur la matière, certains spécialistes de la police disaient que les magistrats étaient complices, parce que lorsqu’ils attrapaient un cybercriminel, ces derniers le relâchaient. C’était une vision simpliste. En matière juridique, c’est le principe de la légalité des crimes. Dès l’instant où une peine n’est pas prévue par le code pénal, ou dès que l’infraction n’est pas prévue par un texte pénal ou par un texte législatif, le magistrat ou le juge ne peut pas punir.
Et lorsque les sanctions sont prévues et que le régulateur ne les applique pas…
SGN : Je pense qu’il y a beaucoup plus de laxisme. Le régulateur obligeait simplement les opérateurs à payer leur redevance. Il se contentait de cela. Quand l’opérateur était mauvais payeur, il était un peu plus dur. Mais dès l’instant où il était en règle sur les obligations financières, le régulateur s’arrêtait là. C’est ce qui est dangereux pour le marché. Cela détruit le marché. Le rôle d’un régulateur n’est pas d’assister le marché, mais de réguler le marché. Avant les sanctions, il y a aussi les mises en garde du régulateur en cas de manquement au cahier des charges. Les régulateurs sont aussi attaqués par les consommateurs, parce qu’ils ne sont pas assez outillés pour le contrôle de la qualité de service. Il y a des régulateurs qui n’ont pas d’outils technologiques pour contrôler la qualité de service sur l’ensemble du territoire national. C’est le même constat pour les déclarations de chiffres d’affaires. Certains régulateurs pensent que les chiffres d’affaires sont sous-déclarés aux impôts, ou ne reflètent pas la réalité. Or, toutes les taxes et redevances sont basées sur le chiffre d’affaires. Il faut donc que les régulateurs disposent des outils technologiques qui leur permettent de certifier les chiffres d’affaires des opérateurs et d’auditer la qualité de service et la couverture du territoire.
L’on observe régulièrement des tensions ou des conflits de compétence entre les régulateurs et la tutelle, le Ministère en charge des télécommunications notamment. Comment éviter cela ?
SGN : Vous avez parfaitement raison. Depuis 2009, j’ai constaté que parfois on change la tête du ministre ou du responsable de l’autorité de régulation, mais le problème demeure toujours. Il faut d’abord respecter le premier principe qui est celui de la séparation des fonctions. Celui qui réglemente, c’est le ministère, celui qui régule, c’est le régulateur et celui qui exploite c’est l’opérateur. Si ce principe n’est pas respecté, naturellement, cela donnera lieu à ce genre de problème. Prenons l’exemple sur le plan constitutionnel. Si vous avez le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, il y aura confusion des pouvoirs et cela ne marchera pas. Si vous avez également des personnalités fortes à la tête d’une structure, alors il y aura des conflits. On pourrait donc noter des conflits de compétence, où chacune des parties ne restera pas dans la limite de ses fonctions.
Est-ce toujours un problème d’argent qui met en conflit régulateur et Ministère en charge des télécommunications ?
SGN : Vous avez parfois des régulateurs qui, parce qu’ils ont l’expertise et les moyens financiers, essayent de se donner des pouvoirs et des rôles de réglementateur. Dans la pratique, on constate beaucoup l’aspect de la puissance financière. Prenons le cas de la Côte d’Ivoire et même de bien d’autres pays de la CEDEAO, que je ne vais pas citer. Je me rappelle, lorsqu’on faisait la transposition des textes juridiques de la CEDEAO, qu’il y a des Etats qui nous ont demandé de faire attention de ne pas faire les mêmes erreurs. Car, dès l’instant où vous donnez beaucoup de moyens financiers au régulateur, cela devient une source de conflits avec la tutelle administrative.
Un exemple précis : dès l’instant où un régulateur refuse de payer les frais de déplacement de la délégation ministérielle pour une conférence internationale, parce que le ministère a un budget de fonctionnement classique et des moyens limités pour se payer des voyages, alors les sources de tension commencent. Mais aujourd’hui, je pense que les textes donnent les obligations claires des uns et des autres afin qu’il y ait respect des différentes fonctions entre les acteurs du secteur. Malheureusement encore, on s’aperçoit qu’il y a des difficultés entre le régulateur et la tutelle administrative.