[Digital Business Africa – Avis d’expert – Par Fridolin NKE*] – En surfant sur la toile, en interagissant avec d’autres internautes, l’on devrait prendre conscience du pouvoir complexe du monde numérique et tâcher de rentabiliser les opportunités qu’il offre, en réduisant ses effets destructeurs sur la construction des sociétés multiethniques et multiraciales dont l’humanité fait de plus en plus l’expérience.
Le Négro-africain a le devoir impérieux de ne pas perdre de vue sa situation. Pour ce
faire, il ne peut manquer de s’interroger : quel est le poids économique, politique, scientifique, artistique et littéraire de l’Afrique dans le monde, aujourd’hui ?
Plus qu’un questionnement théorique, cette interrogation devrait être le motif principal de notre engagement quotidien en vue de contrer les tentatives impérialistes d’effacement de notre présence dans le concert des nations.
Les enjeux de notre écriture sur la toile
De toute évidence, le poids du notre continent dans le volume global des acteurs et produits en ligne est négligeable. Elle est, à l’image de la connectivité générale d’internet (le taux d’utilisation d’internet) de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne et de la part de l’Afrique dans le commerce mondial, de moins de
5%. L’absence d’équipements technologiques et la misère rampante d’une Afrique pillée par les États artificiellement opulents amplifie un double gap, le gap des savoirs et de la circulation classique des informations, et le gap numérique. C’est ce défi de la production et de la circulation des avoirs, des savoirs et des savoir-faire que l’intelligentsia africaine et les industriels du continent de notre temps doivent relever,
prioritairement. Nous ne saurions nous contenter d’une simple lapalissade, en reprenant, à notre compte, lemot de Joseph Ki-Zerbo : « l’Afrique a une science ».
En effet, par leurs travaux scientifiques, nos plus grands esprits ont montré que la science, les lettres, les arts et l’histoire de l’Afrique en général, ne sont pas à évaluer
à partir de la question raciale, surannée, de l’aptitude de l’Africain à penser (lui-aussi !) et à produire le beau.
Ce qui doit être analysé, ce sont la nature, la validité méthodologique, la transférabilité des contenus et la portée des innovations que conduisent les artistes, les écrivains et les scientifiques africains dans leurs bureaux et dans les laboratoires des universités et centres de recherche.
La crise des fondamentaux de la science, des lettres et des arts africains doit être le prétexte d’un travail de développement d’une écriture de soi des Africains qui se renouvelle et s’enrichit à travers des générations successives d’intellectuels, chacune d’elles établissant la solidité et la permanence des bases théoriques et des outils technos-scientifiques autour desquelles devrait se construire l’Afrique de demain.
Écrire, surfer, c’est manifester sa présence ; c’est défendre son humanité ; c’est se produire comme liberté à la face de tous les autres « Moi ». Rappelons-nous : au sortir de la seconde Guerre mondiale, lorsqu’il a fallu défendre les libertés et l’identité africaines, alors que l’édition papier était à son apogée, des intellectuels
africains et leurs confrères des autres continents, « penseurs du Monde noir », à l’initiative d’Alioune Diop et de quelques figures tutélaires de notre émancipation, ont créé la revue Présence africaine.
Ce faisant, cette écriture de soi rendait compte des évolutions de nos élaborations dans la structuration de la pensée africaine des siècles passés, la pensée étant, comme le dit très remarquablement Marcien Towa, l’aiguillon de tout projet historiographique pérenne.
Le problème qui se pose à nous, maintenant, est de savoir comment se produire intellectuellement, socialement et économiquement, dans nos temps dits « postmodernes », lorsqu’on est en permanence happé par des flux d’informations qui nous traversent de part en part et nous ignorent tout à la fois.
Le voyage vers notre esprit
L’Internet, en tant que produit de la puissance militaire occidentale, ne vise pas nécessairement à élargir le champ du possible en nous disposant à exiger l’impossible, au sens où on entend cette expression chez le Che, c’est-à-dire, l’accomplissement pratique de l’Homme ou la victoire des sous-hommes sur les dictatures tropicales et l’impérialisme transnational.
Il induit plutôt une triple révolution : elle est artistique, scientifique et humaine. Au niveau artistique, technique et scientifique, nous assistons à une transformation radicale des usages qui se traduit par la célérité, l’efficacité dans la recherche et les avantages divers que l’interdisciplinarité de l’Internet induit (les nouvelles formes d’éditorialisation, l’usage des tablettes tactiles par les orchestres philarmoniques, etc.) ; au niveau humain, le Web a transformé nos habitudes et nos modes de penser. Surtout, il requalifie et redimensionne les relations interhumaines et interraciales.
À l’aurore du 21e siècle, il faut maintenir une tension entre une habitude développé depuis des millénaires – l’usage de l’écriture depuis l’Ancienne Egypte – et les récentes modalités d’expression qu’actualise le numérique. C’est à partir de ce clair-obscur qu’il nous échoit la responsabilité de poursuivre l’écriture des pages de l’histoire de notre littérature, de nos arts et de nos sciences, aujourd’hui.
Les modalités de cette écriture peuvent se rapporter, dans certains cas, à l’édition papier ; mais elles doivent, prioritairement, s’adapter aux nouvelles formes d’éditoralisation qu’actualisent les technologies de l’information et de la
communication.
À cet égard, il faut observer que, quoique l’ingénierie numérique ait poussé les limites de la mémoire humaine en décuplant les capacités de stockage et de recyclage des métadonnées, l’homme n’est pas à l’abri d’un cataclysme qui paralyserait les centrales informatiques de gestion du Big Data.
Aussi recommandons-nous, outre la maîtrise de la technologie du hardware et le management des métadonnées, le perfectionnement des techniques millénaires de la sculpture sur pierres. Depuis l’Égypte pharaonique, des inscriptions gravées sur des parois des monuments rocheux ont permis à l’être humain de traverser le temps,
en laissant des traces indélébiles de son histoire, pour le bonheur de ses descendants.
Au final, une entreprise aussi critique que celle que nous amorçons sur la toile, qui traduit le refus radical de coïncider avec soi, la quête inlassable du sens et de la matière des choses existantes, le regard sans concession devant le cours de notre histoire, etc. mobilise toutes les facultés, aussi bien l’entendement que
l’affectivité.
Le Négro-africain doit penser, au sens cartésien du terme, c’est-à-dire douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir, ne pas vouloir, imaginer, sentir, car il lui revient de pister le bien, le beau ou l’authentique, et de le problématiser, à travers un effort d’analyse très ciblé et complexe. Cela engage, non seulement ses intuitions
propres, mais aussi le contenu subtil des intentions autres et la matière pâteuse des affects dont rendent compte les faits et les évènements dont il fait l’expérience.
D’où l’intérêt de l’interdisciplinarité dans l’analyse des expériences historiques fondatrices et le besoin de vulgariser de celles-ci. Nous devons mobiliser tous les
savoirs et savoir-faire, les sciences humaines et sociales dans le projet d’éditorialisation de notre vécu : sciences humaines et sociales, littérature, arts, esthétique, philosophique, informatique, et autres.
L’enjeu de ce voyage vers notre esprit, et dans notre, peau est d’inscrire le travail de communication interculturelle dans le temps, afin que les citoyens et les peuples se découvrent réciproquement et apprennent à se comprendre au moyen de l’exorcisation de leur imaginaire et de leur oubli respectifs.
*Par Fridolin NKE, Expert en discernement
Yaoundé, mercredi, 02 juin 2021. Articulation 3.
L’écriture de notre vécu sur la toile