Dans la communauté des internautes passionnés et autres geeks du continent africain, son nom résonne comme une promesse et son parcours semble un appel à l’imiter. Dire pourtant de Tidjane Deme, directeur général de Google pour l’Afrique francophone, qu’il a tout d’une icône serait quelque peu erroné cependant. En fait, ce quadragénaire dont l’étonnante jeunesse surprend toujours tiendrait plus de l’iconoclaste, comme il en donne la preuve en qualifiant, pince sans rire, le Choiseul 200 (qui désigne les 200 jeunes leaders économiques africains de moins de 40 ans et qui l’a classé 5ème sur cette liste l’an dernier) de «concours de beauté».
Simple, direct, ce passionné de science-fiction qui se définit comme un Tech-optimiste a accepté de se confier à nous sans complexes ni langue de bois en marge du lancement de l’espace Jokkolabs Bénin. De la révolution technologique actuellement en cours en Afrique à la conception de l’économie numérique de nos dirigeants, il a accepté de poser pour nous son regard d’expert et d’idéaliste sur les mutations et les défis du continent.
Agence Ecofin: L’Afrique a été prise il y a bientôt une vingtaine d’années dans la vague technologique. Comment évaluez-vous la capacité du continent à surfer sur cette vague aujourd’hui?
Tidjane Deme: L’Afrique n’a pas été prise dans une vague technologique, je pense qu’elle a pris la vague technologique. Et si je dois me faire une impression sur la relation du continent aux technologies pendant les vingt dernières années, ce serait la suivante: Je crois que tout le monde sous-estime chaque jour la capacité des africains à prendre les technologies et à en faire quelque chose.
Il y a moins d’une vingtaine d’année, les gens ont fait les premiers business plans pour les réseaux mobiles en Afrique et si vous retournez voir ces business plans aujourd’hui, vous serez étonnés de voir qu’ils ont largement sous-estimé les marchés potentiels. Au Sénégal je crois que le marché potentiel était estimé à 50 000 personnes. Très probablement au Bénin c’était beaucoup moins. Et donc à l’époque les gens ont sous-estimés la capacité des africains, lettrés ou pas, pauvres ou riches, à prendre un outil qui résout un problème dans leur vie, à l’adopter et à l’utiliser. A mon avis, il en est de même pour internet, et pour chaque nouvelle technologie qui arrive. Je pense aussi qu’il y a beaucoup plus de potentiel dans ce qui arrive que dans les révolutions que nous avons déjà vu.
AE: On vous a vu par le passé être peu tendre envers les dirigeants africains par rapport à leur approche de l’économie numérique. Que leur reprochez-vous concrètement ?
TD: C’est vrai que je reproche beaucoup de choses à nos dirigeants dans le développement de l’économie numérique. Mais Je vais bien préciser ce que je leur reproche. D’abord je pense que nos dirigeants n’ont souvent pas compris l’économie numérique au-delà des télécoms. Ils ont vu les télécoms comme un secteur où le gouvernement pouvait tirer immédiatement des revenus, fiscaux en général, des frais de licence, des revenus à court terme et ils n’ont pas regardé dans le long terme. Parce que dans le long terme, l’économie numérique, c’est une opportunité de développer le PIB, de créer beaucoup d’emplois pour cette vague de jeunes Africains qui sont de mieux en mieux formés et qui ne trouveront pas d’emplois dans l’économie traditionnelle. Et comprise comme ça, la démarche devrait être différente, elle devrait regarder dans le long terme et réaliser que, si les opérateurs télécoms vont être le vecteur du développement de l’internet, ce n’est cependant pas chez eux que se fera la création d’emplois. Il faut qu’en aval des opérateurs se créent des ISP, que l’économie du numérique se développe. C’est une question de compréhension, et ça, nos dirigeants ne l’ont pas bien compris.
AE: Le tableau que vous présentez n’est-il pas un peu alarmiste?
TD: Aucun de nos pays ne sait mesurer le poids du secteur IT dans le PIB au-delà des télécoms. Toutes les mesures s’arrêtent aux télécoms. Et on ne peut pas développer et faire grandir quelque chose qu’on ne sait pas mesurer.
AE: C’est un argument qui se défend, mais qu’est-ce qui pourrait être fait différemment?
TD: Mon rêve c’est de voir nos dirigeants venir vers nous et dire, nous voulons voir des milliers d’entreprises internet se développer, nous voulons les voir créer des centaines de milliers d’emplois, comment pouvons-nous faire ? C’est la conversation que nous devrions avoir avec eux.
AE: En attendant, le continent a une révolution numérique à mener. Pensez-vous qu’elle se fera juste par quelques passionnés ou ce mouvement devra-t-il impérativement bénéficier d’un soutien de ces dirigeants?
TD: Est-ce que vous pensez vraiment qu’il n’y a que quelques passionnés? Il y a une masse de passionnés. La révolution se fera parce qu’il y a une masse de passionnés. Parce qu’on a maintenant une génération qui grandit le portable à la main. Parce que la connectivité va leur permettre d’accéder au savoir, aux technologies et aux marchés du monde entier. C’est une tendance forte. Maintenant, nos dirigeants pourront travailler plus ou moins à accompagner cette révolution là et à l’accélérer et je pense qu’ils doivent le faire, parce que en attendant nous avons une jeunesse qui cherche vraiment de l’emploi et ça, c’est une urgence.
AE: Avez-vous le sentiment qu’un décalage entre ceux qui ont le pouvoir et cette jeunesse, en ce qui concerne le développement numérique, est aussi un peu la conséquence d’une fracture générationnelle?
TD: Je ne parlerai certainement pas de fractures générationnelle, parce que dans la plupart des pays vous trouverez des vétérans de l’internet qui se sont battus pour développer le net dans leur pays et qui se retrouvent toujours avec leurs cheveux blancs assis parmi les jeunes devant un ordinateur.
AE: On entend souvent nos dirigeants professer leur désir de faire de nos villes des capitales numériques. Comment parvient-on à ce stade?
TD: Alors, c’est une bonne nouvelle que chaque gouvernement africain dise qu’il veut faire de son pays un hub numérique car cela veut dire que les dirigeants voient beaucoup d’opportunités dans le secteur. Maintenant, comment y arriver? Je pense qu’il y a quelques fondamentaux qui sont incontournables.
La connectivité demeurera toujours le premier problème fondamental qu’il va falloir résoudre. Si vous voulez faire de votre pays un hub numérique, cela nécessitera une bande-passante abondante. Il faudra qu’elle soit disponible depuis l’international jusqu’au last-mile. Par exemple, les entreprises qui veulent uploader des vidéos youtube dans les capitales africaines aujourd’hui connaissent bien ce problème. Certaines m’appellent tous les jours pour me demander : «est-ce qu’on peut venir dans votre bureau uploader? Parce qu’uploader une vidéo HD d’un gigaoctet leur prend deux jours, alors qu’elles peuvent produire 20 vidéos par jour et ils n’arrivent même pas en uploader deux par jour. Donc toutes les industries de contenu auront besoin de ce très haut-débit. Je pense que les gouvernants doivent se pencher sur la question et être très ambitieux. Mais, hélas, tous vous diront, «je veux être un hub numérique», puis ils vous diront je veux construire un data-center, je veux construire un immeuble ou deux où on va mettre les entreprises tech. En fait, ils essaient de trouver des solutions à un problème qui n’existe pas. Le problème que nous rencontrons, c’est la connectivité.
Le deuxième fondamental ce sera qualité de la formation qui va être un différenciateur. Il y a un certain nombre de pays que je regarde aujourd’hui avec beaucoup d’envie. Prenez un pays comme le Cameroun dont le niveau de formation universitaire est élevé, le niveau d’alphabétisation est très élevé et ils sont bilingues. C’est un cocktail formidable pour réussir sur internet. Mais la connectivité est un énorme problème. Résolvez les problèmes de connectivité du Cameroun et vous avez un champion potentiel de l’internet. Et derrière la formation, les initiatives pour encourager l’entreprenariat comme celle que nous avons ici avec Jokkolabs vont jouer un rôle clé. Beaucoup de nos Etats essaient de le faire, mais hélas d’une manière très conventionnelle.
AE: Quelle serait la bonne manière selon-vous ?
TD: Je crois qu’il faut laisser l’initiative à la communauté et l’accompagner plutôt. En tout cas à Google, c’est ce que nous faisons. Nous ne pensons pas que nous allons venir, installer les communautés et faire les choses, mais plutôt qu’il faut regarder dans la communauté, trouver les champions et les pousser pour qu’ils réussissent. Il y a beaucoup de champions dans nos communautés maintenant.
Propos recueillis par Aaron Akinocho, Agence Ecofin